La situation pandémique nous donnant du temps libre, je revisite mon grenier et retrouve pas mal de textes que j’ai toujours envie de partager. En voici un. Revu et corrigé.

“Pour atteindre un état de contemplation dans n’importe quel asana, on ne devrait pas être conditionné par le temps ni aucune sorte de limitation. “BKS Iyengar
“Le corps est le lieu de l’expérience.” La conscience fait toute expérience dans et par le corps. Le yoga est une quête intérieure, dont le but est de nous faire voyager de l’extérieur vers l’intérieur : de l’expérience d’une multiplicité morcelée, vers l’expérience d’une unité cohérente. Si nous voyageons de l’extérieur vers l’extérieur, nous n’entrons jamais dans le vif du sujet. Nous sommes en réalité dans l’évitement (dvesha) de la discipline, restons sur le seuil, sans oser pénétrer en nous-mêmes. Le débutant peut s’en tenir à une pratique superficielle sans trop remettre en question ses habitudes (croyances, opinions, comportements). Mais le sadhaka, tôt ou tard, doit faire face à sa propre réalité en s’engageant positivement dans l’exploration de soi (svadyaya) à travers la pratique des disciplines. Les disciplines n’ont pas d’autre but que de le révéler à lui-même.
Yama et Niyama, tels deux piliers matérialisant l’entrée de la voie, fixent l’alignement des autres piliers. Le code de conduite est mis en exergue et imprègne toutes les autres disciplines. Le débutant a souvent une idée très vague du code de conduite, mais s’il a reçu une imprégnation correcte de son enseignant, par l’expérience directe de son exemple, peut-être le met-il en pratique, à sa façon. Le sadhaka, lui, doit le mettre en pratique délibérément, en pleine conscience, pour pouvoir l’intégrer aux différents plans de son être, du plus grossier au plus subtil, non seulement dans sa pratique, mais à chaque instant de sa vie. Le code de conduite doit se refléter dans son comportement en toute situation, en relation comme dans la solitude.
Les deux premiers piliers conditionnent l’accès aux deux autres, et ainsi de suite, dans la séquence de Patanjali. Asana et pranayama viennent donc ensuite.
Asana est un passage obligé pour acquérir la maîtrise du plan grossier pour accéder au plan subtil, puis au plan spirituel : il s’agit de traverser l’épaisseur des corps et des gaines pour atteindre le cœur de la conscience, le Soi incorporel.
Le corps grossier est le corps d’effort. Le corps subtil est le corps libre. Le corps, les corps sont des moyens d’accès. “Atteindre” le Soi est le “but”.
En réalité, « le Soi est déjà atteint ! », mais la conscience, en s’investissant entièrement dans le plan extérieur à travers les objets des sens et l’intrication des désirs et des actes, a perdu cette plénitude. Bien qu’il soit « plus proche que les pieds et les mains », elle vit la séparation et l’opacité à travers les processus sensoriels et mentaux, trame épaisse qui fait obstacle à la vision. Chacun est ainsi enveloppé dans son propre tissu subjectif, conditionné par sa propre histoire. En rencontrant les autres, il est conforté dans cette vision du monde : l’intersubjectivité cosmique est tout entière plongée dans avidya. Seuls quelques éveillés racontent leurs expériences, qui apparaissent surréalistes au commun des mortels, pour qui ces expériences sont des objets de croyances et rien d’autre. Tant qu’ils n’ont pas fait l’expérience à leur tour.
Samadhi est un repositionnement de la conscience, qui suppose le repositionnement du corps grossier et des différentes gaines du corps subtil. Asana est la porte d’entrée de samadhi. Les fluctuations dans la citta doivent cesser, donc on immobilise le corps grossier, elles doivent aussi cesser dans le corps subtil, pranayama immobilisera donc le souffle, elles doivent aussi cesser dans le corps mental, et dès que les organes des sens auront été immobilisés, dharana immobilisera l’esprit. Après quoi, il n’y a rien à faire, cela se fait : dhyana peut avoir une chance d’apparaître et de se transformer peu à peu en samadhi.Un éclair bref de samadhi, suffit pour donner un point d’accrochage à la conscience. Ce chemin, une fois emprunté, pourra être réemprunté, jusqu’à ce que la conscience soit totalement défragmentée et que samadhi devienne un état permanent. Le yoga commence à samadhi. Asana est un préliminaire. Un préliminaire indispensable.
Si le yoga est le projet de toute une vie, le sadhaka ne doit pas introduire le temps dans sa pratique. La sadhana est l’outil même qui doit déchirer le rideau du temps. Le temps est précisément ce qui nous sépare, indéfiniment, car c’est la sécrétion même de la conscience dualisante. Pour entrer dans un état d’unité, il suffit de cesser de créer du temps.
La notion d’effort dans l’asana est pernicieuse. Notre effort et notre désir de réussite pourraient bien être ce qui, justement, va nous séparer indéfiniment de ce que, théoriquement, nous recherchons. L’évitement et la procrastination sont un obstacle. L’excès de zèle maniaque aussi. La porte d’asana ne doit être ni éludée, ni idôlatrée, mais traversée. Suivant notre nature, nous sommes portés à un type de comportement. Un rajasique risque d’être emporté dans son élan tandis qu’un tamasique risque surtout de ne pas faire grand chose. Ce n’est pas le temps passé à faire quelque chose qui compte, mais le temps passé à être réellement présent. Suivre les programmes avec un timer est techniquement correct, tant que ce nous n’entrons pas dans une forme d’action mécanique, complètement débranchée et livrée au hasard.
Comment passer de l’extériorité dualisée habituelle (du corps, de l’esprit, de la vision) en faisant des efforts importants (abyasa) tout en restant détaché (vairagya), libre de désir, pour avoir la moindre chance de toucher le cœur de la cible : l’unité du Soi, dans la joie et la tranquillité du non-effort ?
Asana est le premier niveau du jeu de la sadhana. Notre approche d’asana, c’est ce qui fait toute la différence et détermine la tonalité de toute notre quête.
La posture archétype est la posture assise : s’asseoir exprime déjà en soi toute une démarche. S’asseoir, c’est renoncer à se tenir debout. Renoncer à agir avec ses pieds, ses jambes, en cessant de marcher, de courir, de sauter. Renoncer à agir avec ses mains, ses bras : renoncer à travailler, se battre, jouer, remuer, ou étudier. Une personne qui se tient debout peut être menaçante, mais une personne qui s’asseoit signifie d’emblée qu’elle vient en paix. Ahimsa est mis en exergue. Si elle recherche l’aplomb et l’équilibre dans son assise, satya se manifeste. Yama et Niyama sont ainsi penchés autour du berceau du débutant en asana, comme des bonnes fées, cherchant à lui infuser leurs qualités… sattviques.
Pour s’installer et demeurer dans l’asana, le sadhaka doit sans cesse se réajuster pour rester juste – juste dans son approche, qui se reflète dans sa posture. Il se demande à chaque instant, qu’est-ce que je reflète au juste à travers mes ajustements ? Négligence ou vigilance ? Ignorance ou précision ? Complaisance ou responsabilité ? Avidité ou mesure ? Limitation ou liberté ? Soucis ou sérénité ?…
Asana doit être sattvique : c’est le sens du non-effort. Cela ne veut pas dire que tapas, l’effort igné de la mise en route a été zappé. Sattvique ne veut pas dire endormi, mais extrêmement lucide et vigilant pour réajuster sans cesse et monter le niveau de l’asana, jusqu’au niveau d’un yogasana. Sattvique signifie lumineux et tranquille, mais certainement pas doux au sens d’émoussé : pouvez-vous rester doux en atteignant un seuil d’intensité puissant et stable ? et jusqu’où ? Chacun s’ajuste avec ses moyens dans l’instant. Votre esprit devient-il tranchant et fin ?
Sukshma signifie d’abord : pointu et pénétrant comme la pointe d’une aiguille. La pointe d’une aiguille est-elle douce ? Non. Mais elle pénètre certainement plus doucement qu’un gros clou ! Votre conscience doit devenir aussi pénétrante que la pointe d’une aiguille et votre peau, aussi ouverte que possible, sinon, et elle et vous, allez rester collé à la surface de votre carapace grossière, dans un asana très grossier. À quoi peut vous servir un asana grossier ? À passer le temps, certes. Mais pas à vous permettre de sortir du temps. Or, tant que vous n’êtes pas sorti du temps, vous n’y êtes pas ! Mais si vous coulez totalement avec lui, il s’évanouit. Vous baignez dans la présence à Soi.
« Quand vous faites un effort, si votre tête et votre cœur sont impliqués dans le cours du temps, il apparaît comme un effort. Si votre effort est libéré du temps, il se transforme en non-effort. » BKS Iyengar
Le trajet de l’effort au non-effort ne passe pas par le confort. Il ne s’agit pas de passer de l’inconfort au confort (interprétation répandue), mais de l’effort de la quête au non-effort de l’expérience de la réalité.
Il ne s’agit pas d’éviter de faire en se calant dans une recherche indéfinie tout en se gardant bien de faire ! L’action habile est celle qui cherche un passage vers un changement réel. Chercher le passage, quand on sait que chaque asana est une constellation complexe, suppose, bien entendu des efforts répétés, mais qui progressent en se coordonnant. Si vous faites des efforts écervelés, en détricotant les effets à mesure que vous avancez, vous ne trouvez aucun passage, vous restez dans la médiocrité, dans le monde douloureux (dukha), le monde du mal-être. Que vous y ayez passé du temps ne vous pas méritant ! C’est bien plutôt la preuve que vous n’avez pas encore développé les compétences nécessaires. Si le temps a été passé à éviter de faire de ce qui était difficile et à refaire ce qui était facile, il n’y a aucun bénéfice. Passer à travers le passage étroit, la porte étroite, qui mène de l’effort au non-effort, dans l’asana, demande une implication totale : c’est-à-dire une remise en question totale de ce que vous savez et de ce que vous faites exactement ! Sinon, vous y seriez déjà ! Si vous y êtes déjà, il n’y a rien à chercher.
Vous pouvez jouer sans fin à chercher, auquel cas, il faudra aussi assumer de ne pas trouver. Vous pouvez aussi jouer sérieusement, et chercher le passage, dans une implication totale, ici et maintenant, pour chaque asana, chaque séquence. Asana est un exercice spirituel : il n’a pas été conçu pour les chevilles ou les nuques, mais pour l’ensemble du véhicule de la conscience.
En plaçant les pieds sur le sol, pouvez-vous être totalement conscient de vos pieds, bien sûr, dans leur contact avec le sol, ainsi que de l’implication de tout le corps, de toute votre attention, et de votre respiration, pour maintenir cette expérience de la totalité. Pourquoi n’entrez-vous pas en samadhi dès la première seconde de Tadasana? Peut-être parce que vous n’y croyez pas vraiment ? Ou que vous vous perdez en route ? Asana est un processus : vous devez ajuster tant de choses et maintenir un niveau d’attention constant tout au long de ce processus. D’une pose à l’autre, vous construisez un niveau de vigilance et d’implication, et vous l’ajustez d’instant en instant. La séquence entière est un voyage intérieur qui vous mène de la périphérie de vous-même vers le cœur de vous-même. Au fil de ce voyage intérieur, vous devenez de plus en plus vibrant d’intelligence et de présence. Si vous retombez dans vos programmes automatiques inconscients (vasana),c’est que vous avez relâché votre attention. Le présent s’est effacé, le temps s’est réinséré entre vous et vous-même.
La sadhana n’est pas pour demain, un autre jour ou une autre vie, elle est pour tout de suite !
« Lorsque vous faites Uttanasana, vous fixez vos orteils. N’est-ce pas une pratique spirituelle aussi longtemps que le mental ne vagabonde pas dans la posture ? »« Lorsque vous faites Tadasana, si vous êtes attentifs de la plante des pieds jusqu’à la tête, sans fluctuations de l’intelligence, il y a équanimité de la conscience. Pour employer un autre terme, c’est la conscience absolue. Ce qui veut dire que la conscience n’est pas fragmentée, divisée. Il n’y a aucune fluctuation. À l’instant où elle dévie, vous oubliez. Si vous introduisez l’absolu qu’arrive-t-il ? La totalité se révèle. Si vous faites les postures en totalité alors le divin est présent. Vous êtes dans un état de divinité. Dans ce moment même, la quête pour l’atman n’existe plus. Le saviez-vous ? Parce que l’âme s’est soudainement révélée. » BKS Iyengar (Interview de C. Pisano, dans la revue Linga)
Le sutra II, 47 ne propose pas un processus temporel indéfini.

À l’inverse, il propose de sortir de tout processus temporel : en se lançant dans l’infini, là tout de suite. L’effort ne disparaîtra qu’une fois que vous sortirez de vos limitations. L’effort ne disparaîtra que si vous entrez dans un autre fonctionnement que celui qui utilise du temps, des projections, et de l’huile de coude non régulée !
Vouloir pratiquer Asana, c’est logiquement accepter d’en découdre avec l’ego. Le corps est le lieu de l’expérience. C’est là et là seulement que la rencontre avec soi peut avoir lieu. Fuir cette confrontation au cœur même de la discipline posturale est impossible.
Si le débutant cherche à éviter, par tous les moyens, de faire un yogasana, c’est qu’il entrevoit très vite qu’il risque d’être dépassé. Placer le corps dans l’espace, à travers une séquence d’actions coordonnées pour installer, maintenir et conclure l’asana est une occupation à plein temps, qui lui demande toute son énergie, toute son attention. Dès qu’il se rend compte qu’il a mis le doigt dans un système complet, extrêmement rigoureux et précis, évolutif à l’infini, il a un mouvement de recul. Il est en même temps attiré par la saveur de l’inconnu qu’il a contacté à travers cette expérience. Le sadhaka ne peut pas rester dans cette attitude mi-figue mi-raisin. Il doit accepter de s’abandonner au Soi et ainsi choisir de s’abandonner au Soi plutôt qu’à l’ego, et plonger dans l’inconnu. Guruji dit que c’est en acceptant de se perdre ainsi qu’on se trouve soi même, par une sorte de saut dans l’inconnu.
[ Il y a cette citation célèbre qu’il aimait donner dans le feu de l’action :
« If you must die, just die ! » « Si vous devez mourir, allez-y, mourrez ! »
C’est une instruction qui en a aidé plus d’un(e)à passer le cap de la peur…
A vrai dire, il était difficile de ne pas se jeter à l’eau s’il se tenait à côté de vous. ]
Depuis vos débuts, vous avez déjà atteint un non-effort relatif. Il n’y a pas d’effort ni de non-effort absolu. Il n’y a de degré d’effort ou de non effort que relativement à un temps et un lieu donnés. L’expérience d’aujourd’hui s’appuie sur l’expérience d’hier, mais si vous ne cherchez qu’à répéter l’expérience d’hier – en recherchant le confort aujourd’hui – vous n’allez pas entrer dans une expérience yogique. Pour que votre effort yogique vous hisse du niveau déjà acquis hier un cran plus loin dans le non-effort aujourd’hui, vous devez vous impliquer dans l’asana d’une certaine façon : comme un vétéran puisque vous savez de mieux en mieux quoi faire, et comme un débutant en vous ouvrant quand même à l’inconnu, pour trouver un nouveau passage.
« Vous débutez dans le yoga. Moi aussi je suis un débutant car je recommence chaque jour à partir de là où je me suis arrêté la veille. Je n’introduis pas les postures de la veille dans la pratique d’aujourd’hui. Je connais les postures de la veille, mais quand je pratique aujourd’hui, je redeviens un débutant. Ce n’est pas l’expérience de la veille que je cherche. Je cherche à voir ce que je peux appréhender de nouveau qui viendra s’ajouter à ce que j’ai ressenti jusque-là. » BKS Iyengar, l’Arbre du Yoga
2020 © Christine Castillon